Fragmentée

RACISMESOCIOLOGIEPOST COLONIAL

Manuela @angrywomanofcolour

3/1/20214 min read

Cela fait plusieurs mois que je me sens vide de l’intérieur.

Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la sociologie du racisme, le sujet était encore relativement niche dans le débat public. Il y a quelques années, me retrouver dans la même salle qu’une autre personne non-blanche en voie de “déconstruction” était un événement. En 2018, j’ai participé à à peu près toutes les conférences et clubs de lecture possibles afin de trouver des espaces safe où parler de mon identité et me plaindre des blancs qui me demandaient pourquoi je “ressemblais à une indienne” mais venais de la Guadeloupe, ou qui me criaient “Namaste” dans le métro. Je me sentais terriblement seule.

Puis, d’un coup, l’assassinat de George Floyd a suscité des réactions globales d’une ampleur sans précédent. Soudainement, des sujets dont de nombreuses communautés non-blanches parlaient depuis des décennies, et qui les (nous) affectaient directement, ont commencé à attirer l’attention des blancs. Par exemple, alors que ses expériences de racisme étaient constamment minimisées par ses amis blancs, mon amie Annie, originaire du Zimbabwe, a commencé a recevoir des messages d’amis blancs s’excusant de leur comportement, et lui demandant des ressources afin de s’éduquer sur le racisme. Des articles défendant l’idée que la suprématie blanche était un concept “importé” des Etats-Unis et inadéquat dans le cadre de la France ont fusé de part et d’autre du spectre médiatique, des statues ont été déboulonnées, des millions de personnes se sont rassemblées dans le monde pour manifester contre les violences policières aux Etats-Unis, en France et ailleurs. Au sein des communautés de la diaspora indienne et sud-asiatique en général, des discussions ont été entamées sur le colorisme et le racisme anti-Noir. Ces thèmes n’étaient pas nouveaux; seulement, ils l’étaient pour ceux qui ont le privilège de se lever le matin sans se rendre compte…de leur privilège (spoiler alert: je parle évidemment des blancs).

Cette mainstreamisation des débats sur le racisme et ses corollaires - les violences policières touchant les personnes non-blanches de façon disproportionnée, le colorisme, l’exotisme, les processus d’essentialisation, le culturalisme, pour ne citer quelques uns - ne signifie pas pour autant que les choses sont en train de changer pour nous. Il suffit de lire les récentes déclarations d’Emmanuel Macron sur les études post coloniales et les dernières unes de Charlie Hebdo pour comprendre que les mêmes débats continuent d’exister sous de nouveaux habits. Je suppose que le fait d’avoir commencé une thèse portant sur le racisme en France, de lire régulièrement des livres de fiction et d’écouter des podcasts sur le sujet, et de vivre le racisme au quotidien a mené à un sentiment de trop-plein émotionnel. Comme dit Lakshmi des Spicy Devis, ouvrir la boîte de Pandore du racisme revient à tirer une pelote de laine dont on ne voit pas le bout. Prendre conscience des dynamiques racistes qui structurent nos sociétés, comprendre comment le passé colonial impacte encore nos vies, avoir le courage de couper les ponts avec ces amis blancs qui invalident constamment nos expériences mène souvent à prendre conscience de l’intersection de toutes les luttes, que ce soit celle contre le sexisme, la grossophobie, la transphobie, l’homophobie, ou encore le réchauffement climatique. Bref, il est parfois difficile de ne pas se sentir complètement impuissante et vide.

Accepter que l’ambiguïté est constitutive de la nature humaine est une des choses qui m’ont le plus aidées récemment. Peut-être que l’ambiguïté n’est pas un point de départ ou un problème à résoudre, mais simplement un espace que l’on doit apprendre à occuper plus sereinement. Mes questionnements sur mon identité sont partis du fait que partout, j’étais une minorité dans une minorité - en Guadeloupe, en France métropolitaine, dans des espaces pan-asiatiques, exclusivement sud-asiatiques, indo-caribéens, ou encore “antillais”. Récemment, j’ai vu une vidéo promouvant la diversité culturelle et exposant le ressenti d’enfants d’immigrés et leur façon d’appréhender leur “double culture”. Cette idée de double culture, et cette équation entre diversité ethnique et immigration récente (alors que la France s’est construite à travers l’immigration, volontaire et forcée) m’exclut. Je n’ai pas une “double” culture, ni même une culture synthétisée rassemblant la culture d’origine de mes parents et celle de mon pays “d’accueil”. Je n’ai pas non plus une “triple” culture avec des composantes distinctes englobant l’Inde, la Caraïbe en tant qu’espace hybride, et la France se présentant comme une nation ayant la capacité de s’étendre “Outre-mer”.

Ma culture est fragmentée, ponctuée de petits morceaux, de particules que j’ai essayées de simplifier toute ma vie pour les rendre intelligibles à ceux qui ignorent que la France a un passé colonial en Inde, que ce passé explique la présence de personnes Brown dans la Caraïbe francophone, et que… la Guadeloupe n’est pas une ville au Mexique. Un des piliers du projet colonisateur était de classifier, compartimenter, diviser, dichotomiser: Orient/Occident, Nord/sud, développé/en voie de développement/sous-développé, Indigènes/colons, békés/locaux, colonial/post-colonial, Blanc/Noir. Alors peut-être que trouver de la beauté dans l’ambiguïté et arrêter de vouloir mettre des mots sur mon identité est la plus belle forme de résistance.

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